FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE V. — L’enseignement de Fustel de Coulanges à l’École normale supérieure et à la Sorbonne.

 

 

Je me rappelle encore l’impression que M. Fustel de Coulanges produisit en 1871 sur ma promotion. Nous avions été habitués jusque-là à un enseignement très dogmatique, le seul d’ailleurs qui convienne à des élèves de lycée, et brusquement nous nous trouvions en présence d’un maître qui nous invitait à ne jamais le croire sur parole, qui même nous provoquait à la controverse. L’auteur de la Cité antique nous paraissait pourtant plus que personne digne de prononcer des oracles, et nous attachions tous une valeur exceptionnelle à ses moindres affirmations. Mais cela même doublait à nos yeux le poids de ses conseils. Le langage qu’il nous tenait à cet égard n’avait en soi rien de bien original ; mais il, était tout nouveau pour nous, qui étions à peine échappés du collège, et il nous remuait profondément parce qu’il empruntait une autorité particulière à la bouche d’où il sortait,

Cet appel adressé à notre liberté intellectuelle avait encore un autre attrait ; il nous inspirait une confiance presque illimitée dans nos propres forces, et nous donnait au moins l’illusion de penser que nous étions aptes aux plus difficiles entreprises. Quels beaux projets nous avons dors formés ! Quelles vastes ambitions nous avons conçues ! Et quel ravissement quand nous avions la chance de découvrir, en attendant mieux, une petite nouveauté qui, après examen, n’était souvent qu’une erreur ! L’enseignement, disait plus tard M. Fustel, doit être un éveil des esprits. Au grand effort que fait pour chaque leçon le professeur répond une impression vive de l’étudiant ou de l’auditeur ; son esprit est excité, et d’une certaine façon travaille. La méthode allemande, qui consiste à dicter presque une série de cahiers à peu près immuables, laisse l’étudiant passif ; avec la méthode française, quand elle est bien pratiquée, il est actif et toute son intelligence est mise en mouvement[1]. Ce mérite que par politesse il attribuait à tous ses collègues, il le possédait, quant à lui, au suprême degré. S’il en est parmi ses élèves qui ont l’amour désintéressé de la science, le goût des recherches ardues, l’âpre passion du vrai, c’est à lui qu’ils en sont redevables ; c’est lui qui a déposé dans leur cœur une parcelle du feu sacré qui l’animait ; c’est lui dont l’ardeur continue d’échauffer leur parole et leurs écrits.

Bien qu’il fût spécialement chargé de l’histoire des Grecs et des Romains, M. Fustel de Coulanges nous parlait volontiers des peuples de l’Orient ; il nous fit même quelques leçons sur les Gaulois. Dans ce domaine qui lui était peu familier, il éprouvait une certaine gêne : il ignorait la langue des documents originaux, et je vois encore de quel air navré il nous avouait qu’il n’était pas égyptologue. Il ne se bornait pas cependant à résumer devant nous des ouvrages de seconde main et à nous ressasser les opinions d’autrui ; c’est toujours aux textes, ou du moins à leurs traductions, qu’il remontait, poussant parfois la hardiesse jusqu’à nous avertir que tel mot, que telle phrase, avaient été probablement mal rendus.

Quand il abordait ensuite l’antiquité classique, il se sentait sur un terrain plus solide. Il avait amassé sur la société hellénique et sur la société romaine un bagage énorme de connaissances et d’idées, et il n’avait qu’à puiser dans ce riche trésor pour alimenter son cours. Généralement, c’est de l’étude des institutions politiques qu’il s’occupait avec nous ; mais il était visible que pour tout le reste il était aussi bien préparé. Sans titre philologue de profession, il avait un sens très profond de la langue latine et de la langue grecque, et il excellait à démêler la signification exacte des mots. Il avait en outre toute la force d’intuition qu’exige l’histoire d’une époque sur laquelle nous n’avons souvent que des renseignements vagues, confus et contradictoires, et qui nous oblige perpétuellement à deviner, sans jamais inventer.

Pendant les cinq années qu’il passa à l’École son travail personnel était orienté vers nos origines nationales ; mais son enseignement n’en souffrit pas, Il ne céda même pas à la tentation de rédiger ses leçons pour n’avoir plus à y revenir. Il estimait avec raison qu’une leçon n’est pas une lecture, et que la parole est le meilleur moyen d’agir sur les esprits.

Quel que fût son sujet, il n’apportait avec lui qu’un plan très sommaire et un petit nombre de textes classés avec soin. Il n’était pas de ces professeurs qui ne montrent au public que le sommet de leur crâne, et dont les yeux sont obstinément attachés au volumineux paquet de feuilles que leurs doigts tournent sans cesse. Il parlait d’abondance, la tête haute, et les regards fixés sur son auditoire. Il n’avait pas cette facilité déplorable que caractérise l’écoulement ininterrompu d’un robinet d’eau tiède. Son langage, sans être embarrassé ; n’avait rien de fluide. Il trouvait ses mots, mais il les cherchait. L’effort était manifeste chez lui ; mais ce qu’il nous offrait en spectacle, ce n’était pas la lutte contre une mémoire rebelle, c’était plutôt la poursuite de l’expression la plus conforme à la pensée. Il ne visait ni à l’élégance, ni à l’éclat, ni au pittoresque. L’histoire était à ses yeux une muse austère qui dédaigne tout ornement et qui songe peu à plaire. Ses qualités de prédilection étaient la sobriété, la précision et la clarté. Il avait horreur des phrases à effet et des morceaux de bravoure. Il ne voulait être dans sa chaire ni poète, ni orateur, ni comédien ; il lui suffisait de dire nettement ce qu’il croyait être la vérité, Sa parole avait une rigueur toute géométrique ; c’était l’éloquence du savant, surtout du mathématicien, abstraite sans aridité ni sécheresse, pauvre en images, et riche en formules. Quand on l’écoutait, le cœur     pas ému, l’esprit n’était pas charmé ; mais l’intelligence était entièrement satisfaite, parce qu’il ne subsistait pour elle rien d’obscur ni d’équivoque, et qu’elle nageait en pleine lumière.

C’est une rude tâche que de parler devant une vingtaine de jeunes gens qui sont à bon droit difficiles, et de captiver leur attention pendant une heure et demie. M. Fustel n’avait pas besoin, pour y réussir, de recourir à ces subterfuges qu’emploie souvent le maître le plus consciencieux. D’un bout à l’autre de sa leçon, il ne prenait et ne nous donnait aucun moment de relâche. Je n’ai pas souvenance qu’il ait une seule fois essayé de nous amuser ou de nous distraire, que jamais il ait vagabondé hors de notre champ d’études, Nul ne peut se vanter d’avoir aperçu sur ses lèvres le moindre sourire, ni d’avoir recueilli de sa bouche une phrase gaie. Le prêtre qui officie dans son église n’est pas plus sérieux que l’était M. Fustel dans à salle de conférences. Il y avait dans les religions antiques des croyances et des pratiques qui prêtent, si l’on veut, à la plaisanterie. M. Fustel n’avait garde d’éluder ces pieuses obscénités ; mais il touchait à ces choses avec un tel sentiment de respect qu’aucun de nous n’était tenté d’en rire.

Cet enseignement si sévère était loin pourtant d’être froid et compassé. M. Fustel de Coulanges avait l’enthousiasme de la foi, j’entends de la foi scientifique, fondée sur des preuves rationnelles. Quand une vérité lui paraissait bien établie par les documents, il s’y tenait aussi énergiquement que d’autres à un dogme révélé, et son plus grand plaisir était de la communiquer à ses élèves. Il n’y avait place dans son esprit ni pour l’indifférence ni pour le dilettantisme. Il avait en matière d’histoire des convictions très fermes qu’il était heureux de propager autour de lui. Ses leçons n’étaient pas pour lui une occasion de faire parade de son talent, mais un moyen de combattre l’erreur et de répandre, des idées justes, Il se considérait très sincèrement comme un apôtre de la science, et il voyait dans sa chaire un centre de prédication. Aussi quel feu dans la parole, dans le regard, et jusque dans cette voix grêle et suraiguë qui pénétrait à la façon d’une vrille dans nos oreilles et dans nos cerveaux ! On sentait en lui un homme qui, oubliant pour l’instant toute préoccupation personnelle, se livrait tout entier à sa noble besogne, et cela donnait à son cours une intensité extraordinaire de vie et d’intérêt, surtout lorsqu’on réfléchissait que cette flamme secrète semblait consumer un corps trop débile pour la nourrir. D’ailleurs, même dans cette circonstance, il demeurait constamment correct et maître de lui ; une sorte de distinction naturelle le préservait de tout éclat bruyant, de tout geste exubérant, de toute agitation déréglée, et sa tenue comme son langage échappaient toujours à la vulgarité.

Tous les ans il embrassait dans son cours des périodes assez étendues de l’histoire ancienne. Mais si rapide que fut sa, marche, il n’était jamais vague ni superficiel. Il négligeait de propos délibéré les détails oiseux, les vaines curiosités, les événements insignifiants, et ne s’attachait qu’aux grandes lignes des questions. il ne s’attardait pas davantage à nous signaler les principales théories des modernes ; sans nous les dissimuler entièrement, il n’y faisait que de brèves allusions, et c’était presque toujours pour les réfuter.

Chacune de ses leçons portait sur un ou deux points essentiels. S’il s’agissait par exemple de Périclès, il ne s’astreignait pas à nous raconter tout au long sa biographie ; il lui suffisait de montrer comment ce personnage avait conçu l’organisation de la démocratie athénienne. Parlait-il du premier consulat de César ? Il ne se perdait pas dans l’énumération de toutes ses lois et de tous ses actes ; il se contentait de relever dans sa conduite les traits qui annonçaient le futur fondateur de l’Empire. Tout se ramenait ainsi à la démonstration d’une idée maîtresse, qu’il ne choisissait pas arbitrairement, qu’il allait prendre plutôt au cœur même du sujet. Une fois qu’il avait mis cette idée en vedette, il y insistait fortement ; il la tournait et la retournait en tous sens, et il l’entourait de tout le faisceau de preuves que lui fournissaient les documents.

Il n’avait pas une de ces éruditions charlatanesques qui se hérissent de textes mal digérés et de références souvent puisées à des sources suspectes. Les textes qu’il invoquait, il les avait lus de ses yeux dans l’auteur même d’où il les tirait ; il les citait dans l’original ; il les discutait devant nous ; et connue il se souciait beaucoup plus de nous convaincre que de nous éblouir, il les voulait peu nombreux, mais absolument probants.

Ces qualités réunies frappaient vivement notre esprit. Ceux même qui ne se destinaient pas à la section d’histoire ne pouvaient s’empêcher de goûter un talent où se confondaient tant de mérites divers : l’exactitude des connaissances, la solidité de l’argumentation, à richesse et la profondeur des idées, la belle ordonnance de l’exposition, la clarté lumineuse, la vigueur et le tour classique de le parole. Quant aux historiens, ils s’initiaient, en écoutant M. Fustel de Coulanges, aux règles de sa méthode, si bien définie par lui-même en ces termes : Nulle généralisation, nulle fausse philosophie, pas ou peu de vues d’ensemble, pas ou peu de cadres, mais quelques sujets étudiés dans le plus grand détail et sur les textes[2]. A peine sortis de sa conférence, nous causions volontiers entre nous de ce que nous avions entendu. Quelques-uns épuisaient en son honneur toutes les formules de l’éloge. Leur enthousiasme était tel qu’il excitait les railleries de leurs camarades et provoquait de leur part mille taquineries. Mais au fond l’admiration pour M. Fustel était un des points sur lesquels nous nous accordions le mieux.

Si précieuses que fussent ses leçons, elles n’étaient, dans son opinion, que la partie accessoire de sa tâche. Il n’attribuait qu’une importance secondaire à l’enseignement dogmatique, celui qui part du maître et qui s’impose aux esprits, ou qui, plus souvent, passe sur eux sans laisser de traces. La conférence, c’est-à-dire l’instruction de l’élève par lui-même, l’enseignement sortant de son propre effort et de ses recherches personnelles, sous le stimulant et avec le contrôle de l’effort pareil et des recherches personnelles de ses égaux, telle était pour lui la grande utilité de l’Ecole, et voici comment il aurait souhaité que l’on procédât : On se réunit dans une très petite salle ; quelques jeunes sens sont assis autour du maître. Le maître fait quelquefois une leçon ; le plus fréquemment, c’est l’élève qui parle. Il a étudié un sujet indiqué d’avance ; tantôt il lit, tantôt il improvise. Quand il a fini, les autres élèves argumentent et discutent. Enfin le professeur approuve ou blâme la méthode suivie, rectifie ou ajoute, conclut la discussion[3].

Nul doute qu’un pareil système ne soit très fécond et qu’il ne faille s’y conformer le plus possible ; mais, dans la pratique, les choses, de notre temps, ne marchaient pas si bien. Même quand M. Fustel nous interrogeait sur sa leçon précédente et qu’il nous pressait de la soumettre nos doutes, la plupart d’entre nous se dérobaient. Ce n’était de notre part ni timidité ni indifférence ; mais d’où seraient venues nos objections contre un professeur de qui nous tenions à peu près tout ce que nous savions sur l’histoire ancienne ? D’autant plus que ce qu’il attendait de nous, c’étaient des textes, des faits précis, et non pas de vagues conjectures et des assertions en l’air, Un jour, cependant, l’un de nous se risqua à lui apporter une phrase de Tite-Live qui ébranlait une de ses théories les plus chères. M. Fustel la lut avec attention, l’examina de près, et avoua en toute sincérité qu’elle lui avait échappé. Mais, avant de capituler, il demanda, qu’on lui en indiquât exactement la provenance, pour qu’il pût vérifier si le contexte ne modifierait pas le sens du texte. Or la phrase avait été fabriquée de toutes pièces à l’École même. On cacha tant bien que mal la supercherie, et ce fut en somme le mystificateur qui se trouva mystifié.

Il était rare également que nos leçons hebdomadaires amenassent une discussion générale ; habituellement, elles n’étaient suivies que d’un échange d’observations entre l’élève et le maître. Les plus tenaces défendaient vaillamment leurs positions ; ‘quant à l’auditoire, il assistait muet à la lutte, sans y participer. Il nous déplaisait même que la résistance se prolongeât outre mesure, vu qu’elle nous privait du plaisir d’entendre M. Fustel traiter à son tour le sujet. Les critiques qu’il nous adressait étaient d’une excessive indulgence ; il ne montrait quelque sévérité que pour nos travaux écrits, encore qu’il y mît beaucoup de ménagements. Presque toujours, il commençait par dire que la leçon était excellente, et les plus naïfs se laissaient prendre à ce compliment banal. Il avait certes trop de perspicacité pour méconnaître nos défauts ; mais je présume qu’il craignait de froisser notre amour-propre et qu’il ne voulait décourager personne, Il était d’ailleurs facile, surtout pour ceux qui. n’étaient pas en cause, de discerner quel était son véritable sentiment ; car il arrivait souvent qu’une leçon qu’il avait tout d’abord louée, il la réduisît immédiatement après à néant,

Chose étrange ! ce professeur doué d’un sens littéraire si sûr s’inquiétait assez peu de la forme de notre exposition. C’est à peine s’il nous reprochait, en passant, une faute de plan ou une incorrection de langage. Il semble que ce fût là, une grave lacune dans son enseignement ; non que j’approuve pleinement l’excès de pédagogie auquel les facultés sont aujourd’hui en proie ; mais il est évident que quelques conseils pratiques d’un homme tel que lui nous auraient été extrêmement utiles. Il estimait qu’un bon esprit se tire toujours d’affaire, qu’il lui suffit d’écouter, de lire, de réfléchir pour se discipliner lui-même, que, s’il est naturellement net et précis, il réussit vite à s’exprimer avec netteté et avec précision ; et je ne crois pas que l’expérience lui ait absolument donne tort[4].

Il est un sujet dont M. Fustel ne nous entretenait jamais, c’étaient nos examens. Même en troisième année, quand nous avions à préparer la redoutable épreuve de l’agrégation, il paraissait n’en avoir cure, quoiqu’au fond il eût fort à cœur notre succès. Il visait à faire de l’École non pas une pépinière d’agrégés, mais un centre d’études historiques, persuadé que l’un n’irait pas sans l’autre.

Nous étions alors, il faut bien le dire, des historiens très novices. Le défaut ordinaire des débutants, c’est la témérité des affirmations. La recherche lente et méthodique de la vérité leur répugne. Ce qu’ils prisent avant tout, ce sont les idées générales, les hypothèses ambitieuses, les constructions hardies. Ils s’enflamment au contact du paradoxe les plus audacieux, et le moindre document leur ouvre des perspectives infinies. Tout l’effort de M. Fustel tendait à effréner ces imprudences et à nous inspirer des habitudes de travail plus rigoureuses. Les règles qu’il devait plus tard énoncer clans ses ouvrages, il nous recommandait déjà de les observer ; il nous ramenait sans cesse aux textes en nous exhortant à les approfondit de notre mieux ; il exigeait que chacune de nos allégations fût accompagnée de sa preuve, et il était impitoyable pour toute opinion qui n’avait pour elle que l’autorité d’un moderne ou la nôtre. Là est le grand service qu’il a rendu à notre génération. Si l’on joint à cela qu’après chacune de nos leçons il ne manquait pas de nous communiquer ses propres idées sur le sujet, et que ses réflexions, tantôt bien mûries à l’avance, tantôt improvisées sous nos yeux, étaient toujours de celles qui engagent à méditer, même quand elles sont fausses, on devinera tout le fruit qu’avaient pour nous de pareils exercices.

Que dire enfin de sa bienveillance pour ses élèves, pour ceux notamment qu’il honorait de son amitié ? Quelques-uns seulement connaissent le cœur chaud et généreux qui se cachait derrière ce masque de froideur et de réserve. Il ne provoquait pas la familiarité et ne nous traitait pas en camarades. Mais quel souci il avait de nos études, de nos intérêts, de notre santé ! Pour nous il était prêt à toutes les démarches, à toutes les luttes, sauf dans le cas oit on l’eût pressé d’appuyer une ambition en disproportion avec le talent ; mais aussi qui de nous aurait eu l’audace de l’en prier ? Savait-il qu’une thèse de doctorat était en voie de préparation ? Il en demandait instamment des nouvelles, trop heureux si, par quelque conseil discret, il pouvait aider à l’améliorer. Plus d’un a reçu de lui, au moment décisif, une de ces paroles qui réconfortent et donnent de l’élan. Et comme il était enchanté d’applaudir à nos succès, même les plus modestes, de favoriser notre avancement, s’il le jugeait mérité, de louer nos ouvrages, s’ils répondaient à ses anciennes espérances ! Jusque sur son lit de mort, je l’ai vu songer à l’avenir de tel d’entre nous dans l’Université et dans la science. Il se félicitait vivement d’avoir contribué à l’élection de son maître, M. Chéruel, comme membre de l’Institut, et il se promettait un bonheur pareil pour le jour où quelqu’un de ses élèves y deviendrait son confrère. Il aimait beaucoup la jeunesse, du moins celle qui fait peu de bruit et qui travaille, et il en a été récompensé par d’ardentes affections qui ne sont pas près de s’éteindre, Sans parler de la reconnaissance qu’ils lui gardent, plusieurs le considèrent comme une sorte de génie tutélaire, comme un ancêtre intellectuel qui veille encore sur eux, et, quand ils sentent le besoin de renouveler leurs forces, c’est à ses écrits, c’est à cette source de vie qu’ils vont s’abreuver,

M. Fustel demeura peu de temps à l’École normale. Dès le mois de décembre 1875, il allait à la Sorbonne suppléez M. Geffroy dans à chaire d’histoire ancienne, et trois ans plus tard, le 24 décembre 1878, il y était nommé professeur d’histoire du moyen âge. Quoique la faculté eût sollicité à plusieurs reprises la création de cette chaire nouvelle, la commission du budget hésita d’abord à allouer les fonds nécessaires. Ce n’est pas qu’elle doutât de la compétence de l’homme qui avait déjà publié le premier volume des Institutions de la France ; mais l’auteur de la Cité antique passait pour être clérical[5]. Il fallut que des personnes bien informées, entre autres MM. Duruy, Perrot, et Duvaux, certifiassent son indépendance d’esprit au président de la commission, Gambetta, qui partageait l’erreur commune. Le crédit fut alors voté presque sans débat.

Dans son cours, M. Fustel ne fit pas plus de sacrifices aux Parisiens que jadis aux Strasbourgeois. S’il t’ira beaucoup de monde autour de lui, ce fut par la forte structure et la clarté de ses leçons, la vigueur de sa critique, l’originalité de ses aperçus, l’ardente conviction dont il était animé, la sobriété et la précision de sa parole.

Vous venez chercher ici, disait-il un jour, non une distraction, mais un enseignement. Nos réunions seront laborieuses. Vous attendez de moi que je vous apporte chaque semaine le résultat de longues recherches... Je vous présenterai des faits, des textes, sans nul apparat, sans aucune autre préoccupation que celle de trouver le vrai. Je ne me contenterai pas de vous exposer la partie facile, la surface de l’histoire ; je vous apporterai les documents eux-mêmes, et souvent dans la langue où ils ont été écrits. Je vous promets de ne pas ménager votre attention et de ne jamais douter d’elle.... Il ne s’agit, dans cette maison, ni de leçons attrayantes ni de beau langage. Un succès de parole serait pour nous un véritable échec. Nous avons un double devoir : le premier est de vous transmettre sur chaque point les derniers résultats de l’érudition moderne ; le second est de travailler nous-mêmes, par des recherches personnelles, à des progrès nouveaux[6].

J’ai pu constater par moi-même qu’il tint ces engagements. Je ne prétends pas que les assistants fussent tous en mesura de comprendre et d’apprécier ces belles leçons qu’ils applaudissaient de confiance et contre son gré. Chez lui comme chez ses collègues on voyait, surtout l’hiver, de ces gens dont la présence déshonore les amphithéâtres de nos facultés. Mais il suffisait qu’à cette multitude d’individus incultes et somnolents se mêlât une élite d’auditeurs sérieux, éveillés, et désireux de s’instruire, pour que M. Fustel se crût amplement dédommagé de sa peine.

La partie la plus délicate peut-être de la, besogne d’un professeur de Sorbonne, c’est l’examen de, doctorat. Voici comment il définissait lui-même sa manière, en contraste avec celle d’un de ses prédécesseurs qui avait un peu trop l’habitude des effusions morales.

Vous êtes témoin qu’à aucune soutenance je n’ai trouvé le moyen de parler de Dieu, de justice, ou de liberté. Une erreur à telle page, une erreur à telle autre page, un vice de méthode, voilà tout ce que je savais dire. En vingt-cinq ans, pas une phrase éloquente n’est sortie de mes lèvres[7]. Il y avait dans cette affirmation un excès de modestie. M. Fustel ne se contentait pas de reprocher aux candidats quelques textes mal interprétés ou quelques assertions téméraires. Il n’était pas rare qu’embrassant à son tour l’ensemble de la question traitée, il substituât au système en discussion un système tout nouveau qui résolvait parfois le problème. Les idées générales abondaient, quoiqu’il en dise, dans son argumentation mais, au lieu de s’étaler largement et de tout encombrer, elles s’y glissaient avec une telle discrétion qu’il fallait souvent les saisir au passage pour les remarquer.

Rendre un service de ce genre aux jeunes érudits qui demandent à la faculté le grade de docteur, c’est encore contribuer à former des élèves, Mais c’est principalement dans ses conférences privées que M. Fustel aurait voulu susciter et diriger quelques vocations historiques. Ce plaisir ne lui fut accordé que de loin en loin, Les étudiants venaient en foule, quand il Commentait un auteur inscrit au programme d’agrégation, et alors ils s’évertuaient à ne rien perdre de ses paroles, car plus le maître travaillait pour eux, moins ils travaillaient eux-mêmes. Mais s’il se risquait la choisir pour texte d’explication un document pris en dehors des programmes, la plupart refusaient de le suivre sur un chemin qui ne menait à rien, La nécessité où ils étaient de conquérir au plus vite les titres qui ouvrent l’accès de la carrière universitaire, le souci de l’examen, qui, approchait à grands pas, l’extrême complexité des matières sur lesquelles il fallait être prêt, tous ces motifs réunis les obligeaient presque à regarder comme, superflue l’assiduité à des conférences très utiles sans doute pour le développement ultérieur de l’esprit, mais moins profitables peut-être que d’autres pour l’objet immédiat qu’ils avaient en vue. Ainsi s’explique cette anomalie qu’un professeur si remarquable ait exercé sur tant d’étudiants une si faible influence, et voilà aussi pourquoi M. Fustel ne cessa jusqu’à son dernier jour de regretter l’École normale, où il savait que son action avait été efficace.

 

 

 



[1] Revue des Deux Mondes, 15 août 1879.

[2] Lettre à M. Geffroy, datée du 25 septembre 1875, et publiée dans la Revue internationale de l’enseignement. (t. IX, p. 411).

[3] Les idées de N. Fustel sur l’enseignement supérieur, et en particulier sur l’École normale, sont condensées dans un article de la Revue des Deux Mondes (15 août 1879), et dans une lecture faite à l’Académie des sciences morales (Compte rendu, t. CXXI, 1884).

[4] En 1880, rendant compte au ministre du congrès international de Bruxelles où il avait été délégué, il écrivait : On soutenu l’opinion que le futur professeur avait besoin de recevoir un enseignement particulier de la science pédagogique et de faire, en outre, une sorte de stage dans un collège à côté d’un professeur dont il observerait la pratique. Ces méthodes lentes et compassées conviendraient peu à la France ; elles auraient des dangers, et il n’est pas certain qu’elles produiraient de bons résultats. Le directeur de l’École normale supérieure (c’était M. Fustel lui-même) avait le devoir d’exprimer son opinion sur un tel sujet. Il a fait ses réserves contre cette sorte d’apprentissage professionnel. Il a distingué entre l’instituteur placé en présence de jeunes enfants et le professeur des classes supérieures des lycées. A celui-ci quelques notions de pédagogie suffisent, surtout s’il a fait des études psychologiques. Il agit sur ses élèves et prend l’empire sur eux par les connaissances qu’il leur enseigne ; il n’a pas à recourir à des moyens artificiels. Qu’il aime le vrai, qu’il en donne le goût ; c’est assez pour qu’il soit maître de ses élèves. A l’École normale, on n’enseigne pas la pédagogie, et je ne souhaite pas qu’on l’enseigne. Encore moins faudrait-il, comme le demandait un orateur du congrès, qu’on mit à côté d’elle, chez elle, un petit collège annexe qui serait l’anima vilis sur laquelle s’exerceraient nos jeunes gens. Sans nulle théorie pédagogique, nous leur enseignons pendant trois ans à aimer la science, et par cela seul ils seront de bons professeurs. Il semble que nous n’avons préparé que des érudits et des savants, et il se trouve par surcroît que nous avons formons des pédagogues. Au bout de ces trois ans, nous les mettons dans une classe de lycée, et, abandonnés à eux-mêmes, libres et responsables, ils réussissent. Il est bien entendu, ai-je ajouté, que la méthode qu’on suit à l’École normale ne serait pas applicable à une école d’un autre ordre. (Rapport du 28 septembre 1880.)

[5] Dans une note inédite, il s’est appliqué à se disculper de ce reproche. Je publiai en 1864, dit-il, le résultat de longues recherches sur l’antiquité. La lecture complète des documents grecs et latins m’avait fait voir que dans le premier âge de ces anciennes cités la religion avait tenu une grande place. Il y eut beaucoup de lecteurs. Les uns, ceux qui avaient le sentiment religieux, déclarèrent que mes résultats étaient exacts. Les autres, ceux qui n’avaient pas le sentiment religieux, déclarèrent tout de suite que je devais m’être trompé d’un bout à l’autre. Presque aucun ne pensa à vérifier le détail, bien que j’en eusse fourni les moyens au bas des pages. Mais ce qu’il y eut de plus singulier, c’est que tous, à l’exception de ceux qui me connaissaient personnellement, furent persuadés que je devais être d’opinion catholique. Il leur semblait qu’il fallait être bien imbu des idées religieuses pour tant parler de religion, et ils le croyaient, parce qu’eux-mêmes, à ma place, n’auraient pas tant parlé d’elle ou ne l’auraient pas si nettement aperçue. Il leur parut donc a priori que, puisque j’avais décrit la subordination de la politique à une certaine religion, il y a vingt-cinq siècles, je devais de toute nécessité être clérical, et travailler pour ma cause. Il ne leur venait pas à l’esprit que je pusse travailler contre ma cause ou plutôt travailler sans songer à aucune cause. Ils ne pouvaient consentir à ni attribuer une simple recherche du vrai, une pure constatation des faits.

[6] Revue politique et littéraire, 8 février 1879.

[7] Lettre du 24 février 1889 à M. Himly.