FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE I. — Les débuts (1830-1860).

 

 

M. Fustel de Coulanges (Numa-Denys) naquit à Paris le 18 mars 1830, d’une famille d’origine bretonne. Ceux qu’intéressent ces sortes de problèmes se demanderont peut-être par quels traits intellectuels et moraux il rappelle fa Bretagne. En dehors d’une certaine obstination, timide dans la forme, mais très ferme dans le fond, il n’apercevait rien en lui-même qui fût spécialement, breton, et j’avoue que, dans une matière aussi délicate, je ne me pique pas d’être plus perspicace que lui. Son père, lieutenant de vaisseau en retraite, étant mort quelques mois après sa naissance, ce fut son grand-père qui dirigea son éducation avec un zèle dont M. Fustel le louait encore vers la fin de sa vie. Il n’était pas moins reconnaissant envers M. Massin, qui, en l’accueillant dans son institution, avait fourni à l’écolier sans fortune le moyen de suivre les classes du lycée Charlemagne[1].

Il entra à l’École normale en 1850, dans un rang médiocre. Déjà sa vocation historique était parfaitement arrêtée. En seconde et en rhétorique, il s’était nourri des admirables leçons de Guizot sur la Civilisation en France, et il en avait éprouvé une forte impression ; il disait plus tard que ce livre était le premier qui eût vivement frappé son esprit[2].

L’École normale se trouvait alors assujettie au régime de défiance que lui imposait le parti rétrograde tout-puissant dans l’Assemblée législative. Quoiqu’elle n’eût jamais été plus calme, mieux disciplinée, plus laborieuse[3], elle s’était vu enlever au mois de juillet précédent son directeur, M. Dubois, de qui le gouvernement ne pouvait attendre la moindre complaisance pour l’exécution de ses desseins ; car on savait qu’il était un point où le respect de la liberté lui paraissait chose sainte et sacrée, c’était en tout ce qui touche aux droits de la conscience religieuse ou philosophique[4]. Il fut remplacé par M. Michelle, ancien élève du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, catholique ardent et sincère, très lié jadis avec le cardinal de Rohan, qui avait essayé de l’entraîner dans le clergé.

M. Michelle eut pour consigne de rendre l’École chrétienne, et cette tâche répondait si bien à ses convictions intimes qu’il y apporta toute la résolution qu’exige l’accomplissement d’une mission religieuse. Bientôt débarrassé de son sous-directeur, M. Vacherot, puis, après le 2 décembre 1851, vigoureusement encouragé par le ministre Fortoul, il appliqua dans toute leur rigueur, s’il ne les inspira pas, le décret du 10 avril 1852 et les règlements des 15 et 16 septembre, qui inauguraient à l’École ce qu’on a appelé l’ère de la mortification, et qui avaient pour but avoué de faire de ces trois années d’études un pénible noviciat, d’où sortiraient de modestes professeurs, dépourvus de toute indépendance de pensée et de toute ambition intellectuelle[5].

M. Fustel n’était guère d’humeur à accepter une pareille servitude. S’il se résigna, par prudence, à courber la tète, s’il garda jusqu’au bout les apparences de la docilité[6], il s’arrangea de manière à assurer autant que possible à liberté de son travail. Attaché au service de la bibliothèque, et éloigné par là des salles communes, il était mieux placé que ses camarades pour échapper à toute inquisition, pour distribuer son temps à sa guise, surtout pour lire les ouvrages que l’administration avait en suspicion, et elle tenait pour suspects tous ceux qui éveillaient l’intelligence.

Il usa largement de ce privilège. D’ailleurs les professeurs eux-mêmes étaient presque tous les complices des élèves. Ils n’encouragent pas publiquement nos résistances, écrivait Prévost-Paradol, mais ils ne les combattent pas non plus, et je crois bien qu’au fond ils y applaudissent[7]. On avait beau destituer M. Jules Simon pour refus de serment, et écarter M. Berger, accusé d’être républicain ; le vieil esprit libéral de la maison subsistait en dépit de tout. C’est une entreprise chimérique que de vouloir soumettre ces jeunes gens d’élite au joug d’un dogmatisme qu’ils répudient. Le seul enseignement qu’ils tolèrent est celui qui les pousse à la réflexion et qui favorise le plein développement de leurs facultés. En vain le ministre et son représentant prescrivaient-ils d’éviter en histoire toute recherche d’érudition, et de s’attacher en philosophie aux doctrines les plus approuvées. On laissait dire M. Michelle et M. Fortoul, et chacun suivait, non pas la volonté de ses chefs, mais ses inclinations naturelles.

Le régime nouveau ne fit violence aux normaliens que sur un point. Les agrégations spéciales ayant été supprimées, ils durent tous prendre part aux mêmes exercices et fabriquer sans relâche des dissertations latines et françaises, des vers latins, et des thèmes grecs. Cette culture purement formelle de l’esprit répugnait à beaucoup d’entre eux[8], et M. Fustel était du nombre. Arrivé à l’École avec une prédilection bien décidée pour l’histoire, il regrettait les heures qu’il n’y consacrait pas. Les règlements officiels et la préoccupation de son avenir professionnel le forcèrent de se plier à la contrainte qui pesait sur tous. Mais il est visible qu’il se déroba le plus possible à des obligations qui n’étaient pas de son goût. Ses professeurs de littérature ne constatèrent jamais chez lui de progrès bien sensibles, et plus d’un devina qu’il ne leur sacrifiait qu’une faible partie de son activité. En revanche, il réussit d’emblée à se signaler par ses aptitudes historiques. Il avait déjà l’amour des recherches approfondies, le souci de remonter aux sources, l’ambition de s’attaquer aux questions ardues, et si on lui reprochait parfois d’obéir à l’esprit de système, ce défaut n’était guère que l’exagération d’une qualité peu vulgaire[9].

Malgré les circonstances défavorables où il se trouvait, ses trois années d’École furent très fécondes pour lui. Il se plut à le déclarer en ces termes devant ses confrères de l’Institut, lorsqu’il inaugura,ses fonctions de président le 21 avril 1888 : M. Vacherot ne traitait pas avec nous telle ou telle science ; mais... sa seule présence parmi nous nous disait qu’il faut penser librement et marcher droit dans la vie, M. Chéruel nous enseignait les conditions rigoureuses par lesquelles on obtient l’exactitude ; il nous habituait à aimer la vérité, quelle qu’elle puisse être, conforme ou contraire à nos opinions personnelles, à la chercher sans idées préconçues, à la voir telle qu’elle est et non pas telle qu’on désire qu’elle soit... M. Jules Simon m’a expliqué, il y a trente-huit ans, le Discours de la méthode de Descartes ; de là sont venus tous mes travaux ; car ce doute cartésien qu’il avait fait entrer dans mon esprit, je l’ai appliqué à l’histoire[10].

Il est encore une influence qui agit alors sur lui, bien qu’il ne l’ait pas mentionnée, c’est celle de Bacon. J’ignore si M. Fustel avait beaucoup pratiqué le Novum organum ; mais il est indubitable que ce qu’il savait des doctrines du penseur anglais l’avait vivement séduit et qu’il n’hésitait, pas à le placer au dessus même de Descartes. C’est à lui principalement qu’il attribuait le mérite d’avoir fondé la philosophie moderne par la création de la méthode propre aux sciences d’observation, Quelques pages qu’il écrivit sur lui à l’Ecole normale sont un perpétuel dithyrambe en son honneur. On y sent à chaque ligne l’admiration enthousiaste d’un disciple pour le maître préféré. On croirait presque entendre Lucrèce saluant dans Épicure un bienfaiteur de l’humanité.

Au mois de novembre 1853, M. Fustel de Coulanges partit pour l’École d’Athènes. Il n’apporta en Orient ni le dilettantisme d’un touriste, ni la curiosité d’un archéologue ; il y fut simplement historien. Ses fouilles de Chio furent peu fructueuses. Par contre, il explora avec soin le pays, il recueillit sur place de précieuses informations[11], il y consulta des documents rares ou inédits, et de là sortit lia long mémoire sur l’histoire de l’île.

C’est un travail excellent de tous points, complet, véridique, bien ordonné, remarquable par la justesse et la précision du style, bourré de faits et d’idées, mais sans surcharge, où perce par endroits une pointe d’originalité et de paradoxe. Chose singulière ! la pensée qui d’un bout à l’autre guide l’auteur est une de celles qu’il repoussa dans la suite avec le plus d’énergie. D’après lui, les Chiotes ont toujours conservé à travers les tiges les mêmes traits de caractère. Les guerres, les révolutions, la domination étrangère, rien n’a pu les changer, et ils ont paru sous les Génois et sous les Turcs tels qu’ils étaient déjà dans l’antiquité à plus reculée, sages, positifs, laborieux, âpres au gain, et probes, au moins par calcul. M. Fustel cessa bientôt de croire à cette permanence des qualités et des défauts chez les peuples ; il se persuada de plus en plus que leur tour d’esprit et leur manière de sentir étaient l’œuvre à peu près exclusive du temps, et que l’état moral de la race, loin de demeurer immuable, se modifiait constamment sous, l’action des événements.

Après son retour de Grèce, il fut nommé professeur de seconde au lycée d’Amiens (juillet 1855). Là, il se vit  forcé de se préparer à l’agrégation des lettres, la règle interdisant alors de passer cet examen à la sortie de l’École normale ; il fut reçu en 1857, après un premier échec. Une fois agrégé, on le transféra dans la chaire d’histoire, et le 10 avril 1858 il soutint à Paris ses thèses de doctorat. La thèse latine avait pour titre : Quid Vestæ cultus in instituis veterum privatis publicisque valuerit. C’est assez la vanter que rappeler qu’elle renferme en raccourci toute la Cité antique. Quant à la thèse française sur Polybe, elle avait pour objet de montrer comment au IIe siècle avant Jésus-Christ le cœur d’un Grec était disposé à se laisser conquérir et comment Rome faisait ses conquêtes. Un témoin oculaire atteste que le candidat se défendit vaillamment et que la Faculté loua fort la solidité de son érudition, le choix de ses preuves, la clarté et la fermeté de ses pensées et de son style, la facilité de sa parole[12].

Quelle qu’en soit la valeur, l’étude sur Polybe trahit encore l’inexpérience d’un débutant. Représenter le corps hellénique comme divisé à cette époque entre deux confédérations hostiles, l’une, la ligue achéenne, aristocratique et amie de Rome, l’autre, la ligue étolienne, démocratique et amie de la Macédoine, c’est jeter la lumière sur cette histoire si confuse, mais c’est aussi la fausser par l’esprit de système. Un examen plus attentif conduit en effet à cette conclusion que ces deux états n’ont pas été des associations fondées pour grouper les partisans de deux sectes politiques, qu’ils eurent des institutions à peu près analogues, et que leur rivalité ne fut pas un antagonisme de principes[13]. J’ajoute que M. Fustel, sans méconnaître absolument la partialité de Polybe, incline un peu trop à le croire sur parole. Il oublie que ce dernier, avant d’être historien, a été intimement mêlé aux luttes des factions, que ses appréciations se ressentent parfois du rôle actif qu’il a joué, que son livre est un, plaidoyer autant qu’un récit, et qu’en jugeant ses adversaires il ne s’est pas toujours affranchi de ses anciennes passions ni de ses vieilles rancunes.

Ainsi les deux défauts si souvent reprochés à M. Fustel dg Coulanges, je veux dire l’insuffisance de critique dans l’emploi des sources et la tendance à simplifier arbitrairement les problèmes historiques, se manifestent nettement dans cette œuvre de jeunesse.

J’en relèverai encore un qui n’est pas moins sensible. Quelques phrases de la conclusion témoignent d’un certain penchant vers les théories fatalistes. D’après lui, l’état de à Grèce et du monde exigeait qu’il y eût une Rome. Les factions qui déchiraient chaque ville mirent entre toutes une communauté d’affections et de haines qui prépara l’unité. Il fallait que l’unité du monde s’opérât de cette façon plutôt que par les armes et par la politique.... Il fallait qu’elle s’accomplît par une sorte de convention tacite entre les nations, par un échange où l’une donnât ses arts et son intelligence, une autre sa science de l’administration et ses lois, une troisième l’énergie de ses caractères. Il fallait enfin que toutes fussent liées parce qu’il y a de plus puissant, l’intérêt. A la longue, l’empire de Rome détruisit partout le patriotisme municipal et mêla les populations au point que la patrie de chacune embrassa l’univers entier. Ainsi l’association humaine s’élargit, et il le fallait, pour que les arts de la Grèce fussent répandus dans tout l’Occident, pour que le sentiment de l’humanité et de la charité prît racine dans les cœurs.

Ces réflexions reparaissent, avec des développements nouveaux, dans la Cité antique ; car il y a ceci de remarquable que les ouvrages de M. Fustel s’engendrent, pour ainsi dire, les uns les autres, en sorte que le plus récent est presque toujours annoncé, au moins partiellement, par les ouvrages antérieurs. Mais, au cours de leurs migrations, ses idées ne cessent de se perfectionner dans le même sens que sa méthode. Rien de plus instructif à ce propos que la comparaison des dernières pages de Polybe avec la fin de la Cité antique. Les événements qu’il avait prétendu expliquer dans le premier cas par le système du fatalisme, il les explique dans le second par le déterminisme. Il s’était figuré tout d’abord qu’ils étaient produits par une force mystérieuse qui, bon gré mal gré, entraînait les sociétés vers un but lointain et caché. Plus tard, il en arriva à envisager le présent comme le fruit naturel du passé, et il le fit sortir non pas des profondeurs obscures de l’avenir, mais de l’ensemble des circonstances qui en avaient précédé l’éclosion. C’était substituer à une conception métaphysique une vue plus scientifique, et par conséquent plus exacte des choses.

Le succès de son examen de doctorat appela M. Fustel d’Amiens au lycée Saint-Louis ; mais il n’y demeura guère que deux ans. Il reconnaissait sans fausse honte que la discipline laissait beaucoup à désirer dans sa classe et qu’il ne réussissait pas toujours à y établir le silence. Il finit par conclure avec ses élèves un accord stipulant que le professeur parlerait et serait écouté pendant une heure, et qu’ensuite il les livrerait à eux-mêmes. J’ignore dans quelle Mesure le premier article fut respecté. L’enseignement secondaire avait en outre pour lui l’inconvénient de réduire à l’excès à temps que réclamaient ses travaux personnels. Aussi attendait-il avec impatience le moment où il occuperait une chaire de faculté. Ce vœu fut exaucé en octobre 1860, lorsqu’on l’envoya à Strasbourg.

 

 

 



[1] C’est à cet homme excellent, disait-il, que je dois mon instruction.

[2] Lettre du 22 mars 1865 à M. Perrot.

[3] Vacherot, dans le Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales, t. CIII (1875), p. 581.

[4] Ibid., p. 577.

[5] La plupart de ces détails sont tirés d’une notice publiée par M. Gréard dans le Centenaire de l’École normale sur La crise de 1850.

[6] En 1852, trois élèves de sa promotion (dont un était M. Accarias) furent arbitrairement renvoyés de l’École. On lit ce sujet dans les notes trimestrielles d’un surveillant : M. Fustel s’est montré ému de l’exclusion de ses camarades, et peu convaincu de la légitimité de cette mesure. Est-ce un indice que, s’il s’est soumis, ce n’est pas sans faire des réserves ? Je m’abstiens de me prononcer.

[7] Le Centenaire de l’École normale, p. 296.

[8] Lettre de Prévost-Paradol à Taine (21 février 1852) : Il y a de quoi rendre fous ceux que ce régime n’abrutit pas... Je voudrais bien sauver à la hâte, par des études plus libérales, ce qui me reste d’intelligence, le peu de force et d’élévation d’esprit qui e jusqu’à présent échappé. (Gréard, Prévost-Paradol, p. 191.)

[9] Jugement de M. Chéruel sur M. Fustel en 1851 : Ses devoirs écrits attestent des connaissances étendues, une lecture attentive des sources, une intelligence historique remarquable. Mais il y a quelquefois dans ses compositions tendance à l’esprit de système ou à la confusion. Sa parole manque de netteté. Le même professeur disait en 1852 : M. Fustel ne sait pas assez le cours et ne parait pas assez pénétré de la nécessité de le savoir. Il donnerait volontiers tout son temps à des recherches d’érudition, et il néglige l’essentiel, l’indispensable, c’est-à-dire ce qu’il doit savoir pour l’examen et ce qu’il doit un jour enseigner aux élèves. Voici à titre de curiosité, l’appréciation générale que portait sur lui en 1853 M. Jacquinet, à la fois professeur de littérature française et directeur des études : Esprit assez vif, mais léger, sautillant. Tous les efforts de ses malices pour lui donner ce qui lui manquait, le jugement, la netteté, la méthode, n’ont qu’imparfaitement réussi. Il se perd dans les subtilités et les divagations, ou bien, quand il se surveille et fait effort pour se contenir et se conduire, il tombe dans une sécheresse voisine de la stérilité et se réduit presque à néant. Ses études, son éducation sont loin d’être finies.

[10] Compte rendu de d’Académie  des sciences morales, t. CXXX, p. 300-301.

[11] Les entretiens qu’il eut avec les habitants lui apprirent qu’en 1822, au moment de l’insurrection grecque, les Chiotes firent une tentative pour se donner à la France. (Questions historiques, p. 39.)

[12] Journal de l’instruction publique, 19 et 22 mai 1858.

[13] Dubois, Les ligues étolienne et achéenne, p. 88 et 213.